Si une seule chose était sûre, c'était qu'à Poudlard, il n'avait encore jamais rencontré de traqueuse aussi déterminée qu'elle.
Sasha n'avait pas eu de mal à la semer au début, persuadé qu'une fois hors de sa vue, il pourrait tranquillement attendre qu'elle s'en allât, mais c'était sans compter sur le refus d'Anya d'abandonner sa proie. Posté dans l'entrelacement des branches d'un énorme chêne sessile, plusieurs fois centenaire, Sasha était longuement resté immobile, la respiration tranquille, comme si ses soupirs s'accordaient avec le vent maintenant qu'il avait pu trouver une position confortable : étendu sur le ventre, la branche soutenant l'ensemble de son corps, la pochette bien coincée entre l'écorce et son buste - quitte à la déformer. Il se fondait si bien dans l'arbre qu'il n'était plus visible, en tout cas pas aux yeux de quelqu'un qui ne s'attendait pas à le trouver là.
Le temps s'était écoulé, et il avait fermé les paupières, sans pour autant s'endormir. Il écoutait. Quand les pas d'Anya se rapprochaient, il rouvrait les yeux. De loin, il voyait la silhouette, élégante et déterminée, sertie d'une chevelure brûlante qui ne décolérait pas, déambuler entre les troncs. Il retenait parfois son souffle, quand elle s'approchait un peu. Mais elle perdait systématiquement sa trace - si trace elle avait, ce dont il doutait.
Au bout d'un long moment, elle avait disparu de son champ de vision. Elle avait dû s'aventurer plus loin, ou bien était simplement rentrée au château. Alors seulement, il s'était autorisé à se redresser. Ses membres étaient endoloris, et c'était avec un grognement qu'il avait changé de position. Il était revenu vers le tronc, là où la branche à sa base était plus large, pour pouvoir s'asseoir en tailleur et déposer sur ses jambes la pochette. Il l'avait pas mal abîmée : elle était tordue en son centre, comme perforée par endroits de petites entailles rondes, et l'humidité de l'écorce avait laissé quelques traces marrons. Avec précaution, Sasha l'ouvrit, pour mieux découvrir, le coeur battant, le dernier numéro de l'Unificateur.
Il l'ausculta longuement. Se résigna à admettre qu'Anya avait raison : il n'y avait rien là-dedans qui indiquât que les Veilleurs eussent réussi une opération spéciale quelconque. Pourtant, presque à la toute fin du numéro, après un reportage sur un groupe de sorcière qui tricotaient des écharpes incrustés de slogans de leur parti politique - les fonds étaient reversés aux blessés de guerre, indiquait le reporter - un petit encart indiquait, avec un titre tapageur : Le Front Magique Unifié a encore frappé ! Un complot déjoué à la frontière !
Sasha se pencha sur l'article, ses yeux dévorant les quelques lignes.
"Dans une opération spectaculaire menée à l'aube par la Division Obscura, un groupe de sorciers ennemis a été neutralisé alors qu’il préparait un attentat d’une ampleur effroyable près de notre frontière sud. Les suspects, au nombre de cinq, ont été interceptés dans une clairière ensorcelée, dissimulés par un sortilège de Repousse-Moldu, et portaient sur eux une cargaison inquiétante : des potions explosives, des artefacts interdits, et des cartes marquées d’emplacements stratégiques. "Il est clair qu’ils projetaient une attaque visant à semer la terreur chez nous", a déclaré le Ministre de la Magie, Dmitri Volkov, ajoutant que l'opération "a probablement sauvé des centaines de vies". Cet acte de trahison abjecte montre, une fois encore, que nos ennemis n'hésitent pas à franchir des limites innommables. "Nous devons rester unis et vigilants", a insisté le ministre, qui appelle à redoubler de patriotisme face à ces menaces. Les sorciers terroristes ont bien entendu été exécutés.
L'Unificateur félicite nos héros et rappelle que tout comportement suspect doit être signalé immédiatement. N’oubliez pas : la sécurité de notre monde dépend de votre vigilance."
Sasha avait senti un enclume tomber au fond de ses entrailles. Ses yeux ne pouvaient plus se détacher du petit encart, minuscule, à côté de la grande photo animée de ce groupe de vieilles femmes occupées à tricoter avec les sourires odieux de ceux qui sont persuadés de bien faire. IL se mit à relire l'article, une fois encore, puis une fois encore, comme s'il avait pu manquer une information supplémentaire de ces quelques mots sordides. Mais au bout d'un moment, il comprit qu'il n'aurait rien de plus que cette information sèche.
Au bout d'un moment, il porta ses mains sur son visage, pour empêcher ses yeux de vouloir relire encore ces lignes odieuses, qui ne lui apporteraient rien de plus.
Au loin, le craquement sinistre d'un sortilège écorchait le tronc d'un arbre, et d'entre les doigts de Sasha débordaient des larmes silencieuses.
A l'heure du dîner, la Grande Salle débordait de bonne humeur. Après un week end au temps plutôt agréable malgré un vent d'automne, un bon nombre d'étudiants se partageaient leurs anecdotes suite à leur visite à Pré-au-Lard. Du courrier pour la semaine arrivait aussi au-dessus des tables, apporté par des hiboux aux hululements joyeux.
Le brouhaha et les mouvements des élèves firent que Sasha passa presque inaperçu quand il entra à son tour, après tous les autres.
Presque, parce qu'il avait tourné immédiatement la tête vers la table des Serpentards et y avait croisé immédiatement le regard d'Anya Nikitovna. Elle avait le visage fermé, signe qu'elle n'avait pas digéré ce qui s'était produit ce jour, quand bien même ses cheveux avaient perdu de leur couleur carmine qu'il avait vu un peu plus tôt.
Il avait décidé qu'il ne fuirait pas. Au contraire, il avança droit vers la table des Serpentards, à l'endroit même où Anya était assise. Par chance, près du bord, et loin d'Alison dont il ne vit même pas si elle était assise ici. Les lèvres pincées, il se contenta de laisser tomber sur la table, à côté de l'assiette d'Anya et d'un geste sec qui fit claquer le papier sur le bois, la pochette.
Elle était pleine de ce qu'Anya y avait mis, malgré son aspect pitoyablement abîmé. Le dernier numéro du journal était humide et des doigts avaient gauchement effacé les tâches mouillées en emportant l'encre par endroit en traces inélégantes, mais en dessous, s'y trouvaient les photos et coupures.
Il les avait observé, longuement. Il n'était pas compliqué de comprendre que l'histoire d'Anya tenait là-dedans, et pendant qu'il était dans son arbre, il avait senti une brûlure atroce au fond de son ventre, à les observer. Evidemment, il savait bien que l'ennemi aussi, formait des familles et des patriotes. Ils étaient du même sang, d'une certaine manière, et cette même fureur de se défendre courait dans leurs veines.
Il avait songé à déchirer ces artefacts d'une vie sentimentale, à les jeter peut-être dans la Forêt Interdite pour qu'ils y fussent piétinés par la sauvagerie de l'endroit.
Mais au bout d'un long moment, il avait juste tout remis dans la pochette, pour venir ici, les cheveux en bataille et une part de ses vêtements encore mouillés par endroit de l'humidité conférée par l'arbre.
Sans un mot, Sasha s'apprêta à faire demi-tour. Des regards pesaient sur lui, sans qu'il ne sût exactement si elle avait partagé son aventure avec d'autres. Des Russes lui tomberaient peut-être dessus, ce soir, dans son propre dortoir. Il les affronterait s'il le fallait.
Il était prêt.