Sasha eut une grimace qui fronça ses tâches de rousseur - le point commun qu'il partageait avec la famille Carter, même si les siennes se mélangeaient, moins visibles, au teint plus tanné de sa peau.
- J'ai pas eu de nouvelles depuis novembre, admit-il, un peu embarrassé.
Il ne savait pas si sa famille avait essayé de le joindre depuis. Il préférait se dire que c'était comme lui : il évitait d'écrire pour ne pas donner à l'ennemi des informations qui auraient pu mettre sa famille en danger. Et puis, c'était décourageant de ne pas savoir si les lettres arrivaient à bon port. Et puis d'autres choses en son for intérieur l'avaient poussé à ne plus envoyer des nouvelles ; des choses qu'il n'identifiait pas bien lui-même, et auxquelles il évitait de penser. Sasha sortit un instant le Vif d'Or de sa poche, il voleta au-dessus de sa paume.
- Oui, j'ai une p'tite soeur. C'est pour elle, il dit à voix basse, et ses doigts se refermèrent sur l'objet pour le faire disparaître, avant de poser son regard vers Charlie. Mais elle est p'tite. Plus jeune que toi encore.
Elle avait dû changer. Parfois, il se demandait si elle le reconnaîtrait, si un jour ils se revoyaient. Cette pensée le peina et il reporta son regard vers Fenella. Il haussa les épaules.
- Je sais pas ce qu'on peut appeler être touchés directement par la guerre. Quand j'suis parti, la ligne de front était encore loin du village. Mais elle se rapprochait, et on n'avait plus accès à un certain nombre de choses. Certains produits. Puis les gens n'osaient plus vraiment se déplacer dans le pays. Et les prix sont devenus dingues. Et des gens sont partis en disant qu'ils reviendraient, et ils ne sont pas revenus. Et d'autres sont partis la nuit sans dire qu'ils s'en allaient en emportant des choses qui n'étaient pas à eux. Alors de cette manière-là, on était directement touchés.
La guerre, c'était compliqué à expliquer à quelqu'un qui ne l'avait pas vécue : on n'avait pas besoin d'être devant un front pour savoir qu'il y avait la guerre : il suffisait de recevoir un courrier qui disait que votre fils allait atteindre l'âge de rejoindre l'armée d'office pour défendre son pays, et que vous étiez cordialement prié de l'y envoyer.
Sasha contempla un instant son assiette vide, avant de reprendre.
- Moi, mon père pouvait pas y aller, il a un handicap, alors il a été... Comme dispensé, je connais pas le mot en anglais. Mais tout le village a envoyé du monde, c'était gênant que ma famille et moi on fasse rien. Alors je m'suis engagé chez les Veilleurs.
Cette déclaration l'emplit d'oxygène et il se redressa. Mais les regards que lui renvoyaient les filles lui firent réaliser qu'elles n'avaient probablement pas vraiment idée de ce dont il s'agissait.
- Les Veilleurs de l'Aube, c'est les sorciers ukrainiens qui vont se battre, dut-il donc préciser, avant de regarder de nouveau Charlie. Puis Freya. Puis Charlie. Et la suite, c'est pas pour les enfants, désolé.
Incité à se servir copieusement, Sasha n'avait finalement pu résister. Tout en parlant, il s'était mis à remplir son assiette et bientôt, il s'absorba dans la dégustation de son potage. Il essayait de ne pas manger trop vite, mais le garlic bread était délicieux, surtout trempé dans le potage, et Sasha avait du mal à ralentir. Il relevait le nez de temps à autre, vaguement conscient de manquer de manières, mais attentif au récit à deux voix que lui offraient Charlie et Freya.
C'était une sacrée histoire. Il ne s'y était pas attendu. C'était peut-être ça, qu'il partageait sans le savoir avec les Carter, et qui le rapprochaient naturellement d'elles : le secret, les séparations, l'absurdité du destin.
C'était donc ça, le en voyage et en déplacement. Rien à voir avec les rendez-vous professionnels internationaux que Sasha s'était imaginé pour Owen Carter. Il haussa les sourcils, suspendit devant lui sa cuillère à soupe de laquelle gouttait tranquillement la sauce encore fumante.
- Woah. Fen' a raison, tu gères tout, du coup.
Il acquiesça d'un mouvement de tête vigoureux, pour signifier qu'il comprenait tout à fait la question du tuteur légal, avant de se remettre à manger. Bientôt, l'assiette fut vide, parfaitement nettoyée grâce aux derniers morceaux de pain. Le potage réchauffait son ventre, mais pas que ; c'était plutôt doux de partager un repas autour des histoires de chacun. Ca lui rappelait la table de la cuisine de sa propre maison, autour de laquelle ils écoutaient avec avidité toutes les nouvelles que son père ramenait de sa journée de travail - les anecdotes croustillantes, les accomplissements du jour, les petits potins. Et les nouvelles du front.
- Je comprends, il finit par ajouter après un silence. Je dirai rien.
C'était donc comme ça que vivait une famille qui attendait que quelqu'un revînt après de longues années d'absence. La vie continuait sans la personne, mais avec son ombre. Il se demanda comment c'était chez lui, à cette heure-ci. Si sa mère avait préparé à manger pour quatre, au cas où. Si quelqu'un était parti à sa recherche. Si leur hibou guettait son retour - sûrement pas, le vieux rapace de la famille passait son temps à dormir, et il n'était pas sûr que ce n'était pas lui le problème du peu de nouvelles qu'il recevait de son côté.
Sasha s'efforça de sourire à Charlie parce que leurs regards se croisèrent, et cela creusa des fossettes tristes dans ses joues.
- C'est quand même la classe, une mère exploratrice.
Silence.
Sasha regarda Freya de nouveau.
- Alison le prend comment ?
Il s'était pourtant juré d'essayer de ne pas trop penser à elle. Mais maintenant qu'il connaissait davantage de son histoire, il pouvait s'autoriser à y penser un tout petit peu. Juste ce soir, parce que l'occasion était trop belle de la comprendre peut-être un peu. Ensuite il la laisserait vivre, se promit-il. Il aurait envie de lui en parler, mais il ne faudrait pas. Il pinça les lèvres, comme si cela pouvait l'aider à les garder sceller, à éviter d'aller là où il ne devait pas.