Le nez à demi dans la terre, Sasha écoutait la lecture qu'elle lui faisait. Il aurait aimé qu'elle lui contât une histoire, ou tout autre chose : sa voix enfantine était berçante, et mêlée aux odeurs qu'elle dégageait, il trouvait dans cette proximité avec la petite fille une forme de sérénité, douce et tranquille.
Mais son esprit humain interprétait bien les mots qui tombaient dans ses oreilles les yeux fermés.
La voix était tremblante, et racontait les terribles angoisses d'une petite fille, qui dégoulinaient dans son sommeil - maintenant, elle rêvait de lui sous la forme de cauchemars sanglants. Il s'y mélangeait la guerre et l'absence du père, les informations sensationnelles des journaux qui cherchaient à vendre et les injonctions d'une soeur qui voulait la protéger.
Ça va pas du tout Sasha.
Je sais, il aurait voulu répondre.
La panthère roula sur le dos en rouvrant les yeux. Son torse se gonfla et un souffle puissant s'échappa de sa gueule - malgré toute l'animalité détendue de la posture, le souffle avait eu l'air d'un gros soupir.
Et puis, les poils changèrent de couleur, la tête prit un peu moins de place, et à la place des oreilles, une tignasse emmêlée se retrouva au sol.
Sasha avait repris forme humaine, mais il resta étendu, les mains sur le ventre, à regarder la voûte qui leur servait de plafond protecteur.
Il resta un moment silencieux, parce qu'il savait qu'il fallait dire quelque chose, mais il ne savait toujours pas quoi.
Sasha s'était toujours dit qu'il devrait réfléchir à ce qu'il raconterait, notamment à sa petite soeur. Qu'il devrait anticiper quels mots emprunter, quelles anecdotes raconter et lesquelles passer sous silence. Qu'il devrait être le plus honnête possible, parce que Kalina n'était pas idiote, et qu'il devait être le plus précautionneux aussi, parce que Kalina ne méritait pas de faire des cauchemars la nuit en rêvant que son frère déchiquetait des gens.
A cet instant, il se rendait compte de la difficulté d'une telle tâche.
Il déglutit.
- Charlie, il dit soudain.
Et il se redressa. Son dos et ses cheveux étaient parsemés de débris de feuilles et de branches mortes, mais il n'y fit pas attention. Il s'assit à côté de la Serdaigle, et s'humecta les lèvres le temps de se lancer.
- Quand je suis parti, je savais pas ce que c'était la guerre. Je croyais partir pour le bien, parce que je savais pas ce qui allait se passer.
Ou plutôt, il en avait une vision déformée. Il savait sans l'avoir vu que lorsqu'il avait quitté son foyer, Kalina avait dû pleurer des nuits entières, parce que c'était dans son lit qu'elle venait se réfugier quand ils entendaient trop d'histoires qui faisaient peur ou le bruit des bombes dans le lointain. Il savait aussi que sa mère et son père avaient dû violemment se disputer. Il entendait presque la voix de sa mère crier que c'était son père qui lui avait mis ces idées d'honneur dans la tête, à cause de toutes les fois où il parlait des russes à table en commentant l'actualité alors que ça n'aurait pas dû être évoqué devant les enfants - et son père aurait rétorqué qu'on ne pouvait pas leur cacher une vérité aussi brutale parce qu'ils en entendraient de toute façon parler par d'autres familles, à l'école, chez les copains, dans les gazettes.
Mais il était là, maintenant, auprès d'une jeune fille que son histoire avait contaminé jusque dans son sommeil, et il n'était plus possible de revenir en arrière.
- L'Angleterre va pas faire la guerre. T'es dans un pays sûr, Charlie. Ici tout va bien, tu as beaucoup de chance d'être née ici. L'Ukraine et la guerre, c'est très, très, très loin.
Sa gorge s'était noué un peu, et il ramena ses jambes pour se mettre en tailleur et se pencher en avant, absent quelques secondes, ses doigts cherchant quelque brin d'herbe à triturer. Il contempla, ce faisant, le dos de ses mains striées de cicatrices noires et épaisses, disgracieuses.
- J'ai pas eu le choix de devenir Animagus, et surtout, j'ai pas eu le choix de cet animal-là, précisa-t-il, avant de secouer la tête. Mais c'est pas vrai que les Veilleurs torturent des enfants. Les journaux écrivent des trucs pour vendre.
Enfin, je crois pas. De drôles de doutes s'étaient parfois insinués en lui depuis qu'il avait consulté les journaux d'Anya, dans lesquels des faits odieux étaient relatés. Il s'était convaincu que ce n'était qu'un tissu de mensonges. Mais il savait aussi que certaines brigades avaient dérapé, comme il avait entendu quelques grands discuter. Il n'avait pas vraiment compris, alors. Il avait cru que c'étaient des sorciers qui avaient raté des missions. Maintenant, avec l'âge, il se demandait à quel genre de dérapage les aînés faisaient à l'époque référence. Ce qu'il avait vu de ses propres yeux lui suffisait déjà largement, et il s'efforça de mettre cela de côté. Il soupira - un soupir semblable à celle de la panthère - avant de relever les yeux vers Charlie.
- Je suis désolé de t'avoir évitée. J'en ai pas envie, pas envie du tout, mais regarde : à peine tu connais un peu mon histoire que ça t'empêche de dormir. Si je suis pas la panthère qui te protège de tes cauchemars, il vaut probablement mieux que je sois pas là du tout, tu crois pas ? En tout cas moi, je veux pas t'en apporter de nouveaux.
Il y eut un silence qui le fit se sentir misérable. Est-ce qu'il y arriverait ? Il ne songeait pas à reprocher à Charlie son escapade à l'extérieur - ç'aurait été Sainte-Mangouste qui se moquerait de la charité - mais si elle se promenait dehors la nuit, il aurait dû mal à ne pas la suivre. Sasha haussa les épaules, reporta son attention sur la petite branche qu'il réduisait petit à petit en morceaux, avec application.
Freya avait raison : il pouvait profondément affecter Charlie, et pas vraiment dans un sens positif.
Sa respiration s'accéléra subitement, et il dût cligner des yeux plusieurs fois pour digérer l'émotion étrange qui l'envahissait. Soudain il comprenait pourquoi il s'était évertué à se rapprocher d'elles. Alison, Charlie, puis Freya : elles étaient des tests. Avec systématiquement le même résultat. Elles étaient la preuve. Il déglutit de nouveau.
- Tu sais, il dit subitement au bout de longues secondes, et sa voix comme ses mains tremblaient un peu, peut-être que si ton père rentre pas, c'est parce qu'il veut vous protéger. Peut-être qu'il vous aime très, très fort, mais qu'il pense que c'est mieux pour vous s'il rentre pas.