Au moment exact où le bibliothécaire parla, Sasha sut que ce serait compliqué. Il ne se l'expliquait pas : il voyait juste très bien, dans ce regard bon enfant, ces petites tapes dans ces mains, toutes guillerettes, et ce petit sourire léger, qu'ils n'allaient pas s'entendre. Le Gryffondor retint son souffle, interdit, jetant seulement quelques oeillades autour de lui : subitement la bibliothèque changeait complètement d'atmosphère. D'un endroit austère elle devenait soudain quelque chose de plus convivial, semblable à un grand salon de thé où les murmures des conversations réchauffaient les grandes rangées d'étagères. Le regard de Sasha fut attiré par le gramophone qui lévita vers eux, et il ne put s'empêcher de rentrer légèrement la tête entre les épaules comme si un tel objet lui donnait des frissons. Puis il dévisagea le bibliothécaire.
- De... De danseurs ? il répéta comme s'il n'était pas sûr d'avoir bien compris.
Sasha avait un tout petit espoir : des fois, les anglais utilisaient un mot pour un autre. Par exemple, il avait vite entendu que chick ne désignait pas les poussins, mais... les filles. Alors peut-être que par danseur, mister Beckett voulait dire nettoyeur ou quelque chose de ce genre.
Il l'espérait.
Il suppliait intérieurement les Dieux Ukrainiens, anglais, et tous les autres qui pussent exister.
(Pas les Russes. Il fallait quand même pas pousser. Plutôt danser que de supplier un Russe.)
Un rire derrière Sasha le tira de son mutisme.
- Heu... Le bal ?
Il savait ce qu'était un bal, même s'il n'avait jamais été à un autre bal que celui qui se tenait dans son village, où on chantait des chansons paillardes et où les adultes finissaient complètement ivres. Mais Sasha se doutait bien que le Bal de Poudlard ne ressemblerait pas à ça. Il imaginait quelque chose de très solennel, avec des centaines d'étudiants silencieux qui regardaient un spectacle avant d'avoir le droit de boire un jus de citrouille. La perspective de devoir danser dans ces conditions lui donna envie de se transformer sur le champ et fuir le plus loin possible du château.
Mais à la place, Sasha secoua la tête en un signe négatif, le visage fermé.
- Non, je sais pas danser, mister.
Devant l'air surpris du bibliothécaire, Sasha fit un pas en arrière, instinctivement. On entendit quelques élèves pouffer non loin d'eux, témoins heureux sûrement de cette scène incongrue où l'Ukrainien casseur de nez avait peur d'un pas de danse. Ce dernier sentait une confusion nerveuse monter en lui, à mesure que ce destin irrémédiable approchait. Il secoua de nouveau la tête, plus frénétiquement.
- Moi, dépoussiérer les bouquins anciens, ça me va très bien, affirma-t-il - non sans faire la liste, intérieurement, de toutes les injures dans sa langue d'origine qu'il aurait pu réserver à l'intention de mister Brooks. Je peux laver par terre, aussi. Ré-étiqueter les vieux livres. Nettoyer les joints des murs entre chaque pierre à la brosse à dents. Ou les toilettes. Ca me dérange pas.
Bon, Sasha aurait bien évité de se porter volontaire pour ce genre de tâches, mais dans des circonstances si désespérées, récurer les chiottes pendant plusieurs après-midis toutes entières n'était pas une sentence si lourde. Et tout ça pour un pauvre nez cassé ! Poudlard était une école bien plus cruelle qu'il ne s'y était attendu.