Samara.
Sasha n’était pas allé jusque-là. Il aurait dû ; il s’était fait choper sur le versant nord-ouest d’une montagne, à quelques dizaines de kilomètres de là. L’amertume le fit déglutir, ses yeux braqués sur le lac en face. Les enfants qui jouaient, il ne les voyait même plus : il se souvenait d’avancer dans un village, persuadé d’arriver à rejoindre sa brigade, quelques heures avant le sortilège qui l’avait immobilisé et qui avait déclenché la série idiote d’évènements jusqu’à se retrouver dans un parc d’attractions pour enfants en Angleterre. Pourtant, indirectement, il avait participé à la bataille de Samara.
Quand Anya enchaîna, toutefois, Sasha sentit son corps se tendre. Il retint son souffle. Il resta parfaitement immobile, les yeux fixant toujours devant lui, s’humectant une nouvelle fois les lèvres comme un tic qu’il ne maîtrisait pas – encore moins maintenant.
Son frère s’était battu dans le camp adverse.
Ce qui signifiait qu’elle aussi était dans le camp adverse.
Sasha resta parfaitement silencieux un long moment. Il clignait seulement des yeux, exhortant son cerveau à fonctionner plus rapidement, le plus rapidement possible. Mais il n’arrivait pas à prendre de décision. Il aurait dû se lever immédiatement, cracher à la figure d’Anya et lui ordonner de ne plus jamais lui adresser la parole. Les copains auraient dit qu’il aurait dû l’emmener dans la forêt et la supprimer, ne serait-ce que pour la vengeance. Mais son corps refusait d’agir dans un sens ou dans l’autre. Il était retenu par il ne savait quoi ; le fait qu’elle parut si humaine, le fait qu’elle croyait qu’il était dans son propre camp, et il avait cette envie absurde d’entretenir le mensonge.
Sasha finit par déglutir en prenant une inspiration, puis il tourna la tête lentement vers elle.
Et il acquiesça, sagement.
L’accès à des informations changeait tout.
- Как вы это получите ? (Comment tu fais pour l’avoir ?)
Il aurait payé cher. Mais de là à payer l’ennemi ? Il voulait savoir, lui aussi. Quand il avait quitté le territoire, ses amis défendaient Brovary. En pure perte. Il se demanda ce qui était arrivé à Andriy, Dmytro et Bohdan. Est-ce que des frères d’Anya les avaient abattus ? Ou pire… ?
- Я... я бы не поверил, il dit, pour meubler le silence. (Je… j’aurais pas cru.)
Il ne pouvait pas se résoudre à paraître joyeux quand il lui semblait qu’un boulet de plomb lui était tombé dans l’estomac. Et puis, mille questions se bousculèrent à ses lèvres, et il s’anima soudain, basculant sur ses genoux.
- Знаете ли вы, чем закончилась Сызранская битва ? Они переправились через реку ? А волшебники Казахстана ? Они наконец пришли ? Обещали... То есть, кажется, обещали приехать ! (Est-ce que tu sais comment s’est terminée la bataille de Syzran ? Est-ce qu’ils ont traversé le fleuve ? Et les sorciers du Kazakhstan ? Ils sont venus finalement ? Ils avaient promis… Je veux dire, il paraît qu’ils leur avaient promis de venir !)
Sasha s’exhorta à ralentir le rythme, ne serait-ce que pour éviter de commettre une erreur avec des mots qui trahiraient sa propre affiliation.
- Я хочу прочитать это сам, il exigea subitement. (Je veux lire moi-même.)
C’avait l’air d’être pour lui une question de vie ou de mort – les nouvelles en Angleterre étaient toujours floues, anecdotiques, surtout concernant le volet magique de cette guerre.