Il n’avait pas prévu d’aller quelque part. Il était simplement parti. Les autres s’étaient donné rendez-vous à Honeydukes, à Zonko, à la Cabane Hurlante, dans un brouhaha de plans flous et d’excitation collective. Adam, lui, avait quitté le groupe sans un mot, porté par une habitude qu’il ne questionnait plus : prendre une direction différente. Non pas pour fuir, ni par besoin de solitude absolue, mais plutôt par cette envie discrète d’écouter le silence là où les autres ne l’entendaient jamais. À Pré-au-Lard, tout semble bavarder. Même les bâtiments. Même les arbres. Il y a une rumeur sourde dans les pavés, un vieux dialogue entre les cheminées et les nuages, un chuchotement qui court sur les vitres embuées des salons de thé. Adam y prête attention sans le vouloir vraiment. Il capte les détails que les autres effleurent. Il avait suivi les rues en pente, quitté les façades alignées pour des bordures de champs, puis les champs pour un sentier à peine tracé, à l’orée du village. L’endroit n’avait plus de nom, plus de panneaux, plus d’agitation. Seulement des pierres moussues, un ruisseau discret, et une mare cerclée d’herbes hautes, là où l’eau semblait avoir oublié de s’écouler.
Il s’approche. Le sol est détrempé. Chaque pas imprime l’humidité. Il aime cette sensation : la terre qui cède à peine, la sensation d’enfoncement. Comme si le monde était un peu plus souple ici. C’est alors qu’il le voit. Un glissement furtif, presque imperceptible. Une ligne serpentine entre deux touffes d’herbe. Le mouvement s’arrête à quelques centimètres de lui. Un serpent. Petit, mais long. Son corps noirâtre est veiné de reflets olive, sa langue bifide jaillit et rentre à intervalles réguliers, comme s’il goûtait l’air.
Adam s’accroupit lentement. Il n’a pas peur. Il n’a jamais eu peur des animaux. Ils sont lisibles. Prévisibles. Ils ne posent pas de questions inutiles. Il penche légèrement la tête. Le serpent l’observe. Et puis, il parle :
- Tu n’as pas froid ici ?
Il ne sait pas pourquoi ces mots lui viennent. Il ne s’attend pas à une réponse. Il ne réalise pas qu’il n’a pas parlé en anglais. Le serpent se fige. Puis redresse un peu la tête, ses yeux fendus ancrés dans les siens. Et il répond :
- Le soleil chauffe les pierres. C’est assez.
Adam ne bouge pas. Il cligne une fois des yeux. Ce qu’il entend n’est pas une voix, pas un langage construit, mais une compréhension absolue, instinctive. Ancienne. Comme si les mots ne passaient pas par ses oreilles, mais directement par une zone enfouie dans sa conscience.
- Tu vis ici ?
- Je passe. L’eau est calme. Le vent ne me porte pas ailleurs pour l’instant.
Adam sent un frisson dans sa nuque, mais pas de peur. Plutôt une sorte de vertige doux, comme si son esprit venait de changer de fréquence sans le prévenir.
- Tu parles souvent aux humains ?
Le serpent ondule légèrement. Une pause. Puis :
- Ils ne m’écoutent pas. Ils sifflent sans comprendre. Tu… toi, tu entends vrai.
Il baisse les yeux un instant. Entendre vrai. Est-ce que ça veut dire qu’il comprend ? Ou est-ce que ça veut dire qu’il est… différent ? Adam ne répond pas tout de suite. Il observe le serpent qui glisse lentement sur une pierre plate, s’y enroule partiellement, les écailles réchauffées par les rares rayons du jour. Il parle encore.
- Je ne savais pas que je savais.
Le serpent incline la tête.
- La langue est ancienne. Elle ne se sait pas, elle se sent.
Un silence. Un souffle. Adam regarde les nuages reflétés dans la mare, déformés, élastiques.
- Est-ce que d’autres entendent ?
- Parfois. Rarement. Trop rarement. Ils craignent.
Adam reste là, accroupi, les coudes sur les genoux, immobile. Il ne sait pas combien de temps s’est écoulé. Le temps semble avoir ralenti ici. Comme s’il se pliait à un autre rythme, plus souterrain. Le serpent le regarde. Un long regard sans clignement, sans clarté, sans mystère non plus. Juste là. Présent.