Le Monde est trop grand.
Marley écarquille les yeux. Depuis leur sortie de la gare de King’s Cross, la ville n’est qu’un vacarme de klaxons, de visages flous, de pavés brillants et de nuages de pigeons qui explosent lorsqu'ils approchent. Ça sent le goudron brûlé, la friture, l'essence, le parfum des gens. L'enfant voudrait reculer, mais c'est impossible.
La main d’Owen Carter posée entre ses omoplates l'en empêche. Large, elle le pousse doucement à chaque obstacle. Avance gamin, semble-t-elle lui dire. Et Marley avance.
Il n’a connu cette main que depuis quelques jours, mais elle parle mieux que toutes les bouches. Elle le retient d’un mouvement sec quand il manque de se faire renverser par un taxi. Elle l'encouragement quand il n’ose pas traverser une rue pleine d’inconnus. Elle l'a maintenu droit quand il tremblait de colère, ou de honte.
Owen Carter ne parle pas beaucoup. Gigantesque, il fend la foule comme un monolithe, et Marley, onze ans à peine, court presque à côté, bousculé par les sacs, les genoux des passants et les éclats de rire qui résonnent trop fort. S'il s’éloigne sans faire exprès, son père l’attrape doucement par la capuche de son sweat et le ramène d’un geste tranquille. Comme on retient un chiot. Comme on protège quelque chose qu’on ne sait pas encore aimer, mais qu’on refuse de perdre.
Les passants se retournent. Quelques regards curieux, parfois méfiants. Certains haussent les sourcils en découvrant la carrure d’Owen, d’autres sourient en voyant Marley trottiner, les bras serrés autour d’un vieux sac en cuir. Lui, il ne sourit pas. Il a les narines ouvertes comme un animal traqué. Chaque odeur est une agression. Il a envie de se boucher le nez. Et de se cacher.
Ils bifurquent à droite et la foule devient plus fine, les immeubles plus anciens. Charing Cross Road s’ouvre devant eux comme une cicatrice pleine de librairies et de boutiques étranges, dont certaines donnent l'impression d'observer les passants. Marley sent un picotement dans sa nuque. Il devine, sans savoir pourquoi, que la magie est proche. Il s’arrête une seconde devant une vitrine de disques où tourne un vinyle sans tourne-disque visible. Une mouette hurle au-dessus d’eux.
Puis Owen l'entraîne un peu plus loin.
Entre le disquaire et une librairie poussiéreuse, un bâtiment croulant de travers se dresse, invisible aux yeux des Moldus. Le bois est noirci, la façade semble grincer rien qu’à la regarder. Un écriteau pend de guingois : Le Chaudron Baveur.
— Tu te rappelles où on va ? demande le patriarche en se penchant vers le gosse pour que leurs regards se croisent. Marley acquiesce. Il resserre le sac de cuir dans ses bras. Avec des mots Marley, insiste l'ancienne célébrité du Quidditch écossais sans quitter les yeux gris de son fils.
— C'est là qu'on passe... pour l'autre côté.
— Exactement. Et on ne renifle pas les gens, ajoute-t-il avant de pousser la porte de l'auberge.
Une bouffée de parfums chauds saute au visage de Marley : bière rousse, bois ciré, vieux cuir, quelque chose d’épicé qu’il ne connaît pas. Le plafond est bas, les murs sombres, les tables bancales. Une sorcière boit du sirop de cerise avec une boule de glace et une ombrelle miniature. Un feu crépite dans l’âtre, malgré la chaleur de mai. Un homme lit le journal en buvant un hydromel mystérieux. Des sorciers discutent à voix basse au fond de la salle, et sur le comptoir, une bouteille de Gamp's Old Gregarious semble bouger légèrement quand personne ne la regarde.
Marley s’accroche à la veste de son père, le cœur battant.
Il n'ose pas respirer trop fort.