Le bois craque sous la semelle de ses bottes. Un bruit sec, étouffé par l’humidité matinale qui imprègne l’air. Alec referme la porte de sa maison d’une main lasse, un trousseau de clés calé entre ses doigts, et lève les yeux vers le ciel. Gris. Pas de pluie, pas de soleil. Un entre-deux délavé, comme ces jours où tout semble suspendu, ni vraiment bien, ni franchement mauvais. Il ajuste la sangle de son sac sur son épaule, fourre ses mains dans ses poches et prend le sentier qui le mène jusqu’à la route principale. Comme d’habitude. Il pourrait faire le trajet les yeux fermés. Et pourtant, quelque chose dans son pas est plus lourd aujourd’hui. Un poids invisible, pas assez oppressant pour lui couper le souffle, mais suffisamment pesant pour lui tordre l’estomac.
Quatre jours.
Il n’a pas compté, pas consciemment du moins. Ce n’est pas le genre d’homme à marquer les dates d’un cercle rouge sur un calendrier. Mais son corps, lui, se souvient. Le vide à côté de lui dans le lit. La sensation qu’il devrait être ailleurs, avec quelqu’un qui n’est plus là. Chaque année, c’est la même chose. Il n’a pas besoin de regarder une montre pour savoir que l’horloge interne a enclenché le compte à rebours. Son souffle se condense en un nuage pâle lorsqu’il franchit le portail grinçant qui borde la route. Son travail l’attend. C’est une journée comme une autre. Il la passera comme il les passe toutes : les mains dans le bois, l’esprit occupé à éviter les pensées trop profondes.
Les premières minutes du trajet sont mécaniques.
Son pas trouve naturellement le rythme habituel, celui qui le porte chaque matin jusqu’à l’atelier. Le sentier serpente entre les parcelles éparses du village, bordé par des clôtures fatiguées et des jardins où l’herbe pousse trop librement. Il connaît chaque détour, chaque arbre, chaque foutu nid-de-poule sur la route. Là, à droite, il y a cette vieille baraque qu’on dit inhabitée mais dont la lumière du grenier s’allume parfois, sans raison. Plus loin, la boutique d’antiquités de cette vieille femme qui l’observe toujours avec une curiosité polie, comme si elle essayait de deviner ce qu’un type comme lui fait dans un coin aussi tranquille. Et pourtant, malgré la familiarité du décor, quelque chose cloche aujourd’hui. Peut-être que c’est juste lui. Son humeur, son putain de corps qui enregistre les dates avant même qu’il ne le fasse. Ça fait combien de temps qu’il n’a pas mis les pieds là-bas ? Devant cette pierre froide avec son nom gravé dessus ? Il ne sait même pas. Il ne veut pas savoir.
Il passe devant le pub du village, encore fermé à cette heure-ci. L’odeur de bois mouillé et de tabac froid traîne devant l’entrée, mélange familier qui l’accompagne un instant avant de se dissiper avec la brise matinale. Il aurait pu s’y arrêter la veille. Il aurait pu noyer cette foutue sensation sous quelques verres. Mais ça ne change rien. Ça ne change jamais rien. Le bruit lointain d’un moteur, quelque part derrière lui, le ramène au présent. Alec serre un peu plus les sangles de son sac, tire sur le col de sa veste. La fraîcheur du matin lui mord la peau, mais il sait que dans une heure, ce sera déjà autre chose. Il fera plus chaud. La routine reprendra le dessus. Il n’aura plus à penser. Il lève les yeux vers les façades silencieuses qui l’entourent, capte du coin de l’œil une ombre qui se glisse derrière un rideau à son passage. Ça le fait presque sourire. Il ne s’attarde pas.
Encore quelques minutes de marche, et il pourra enfouir ses pensées sous la sciure et le bruit des outils.
Sam lui manque, aujourd'hui plus que jamais.