"Immobulus ça fonctionne aussi", avait confié Fenella en parlant du saule cogneur à deux adolescents de passage à la boutique un samedi en fin d'après-midi, et anxieux d'être bloqués au retour. Jamais Freya n'aurait donné conseil à des élèves pour qu'ils viennent à Pré-Au-Lard en fraude, s'était dit Charlie face au clin d’œil de l'ancienne Serdaigle. N'empêche que le lendemain déjà, elle essayait de paralyser les racines de l'arbre et découvrait de ses propres yeux le tunnel vers son village d'enfance. Rapidement, l'endroit est devenu l'un de ses refuges au chateau, avec les alcôves oubliées, le dessous de certains escaliers, et sa préférée de toutes : la salle des trophées.
Quand les branches du saule s'agitent ce soir, faisant grincer tout l'arbre et ses racines, la benjamine Carter fixe l'entrée, attentive au moindre bruit. D'expérience, il s'agit parfois d'une fausse alerte, ou même d'une riposte efficace, car bien souvent, personne ne vient. Charlie jurerait d’ailleurs avoir entendu le saule éternuer la semaine dernière. Cette nuit-là, elle a eu la visite d'une belette assez habile pour éviter les coups de branches noueuses et venir se réfugier à l'abri du vent. Aujourd'hui, la belette a des pattes aussi larges qu'un souaffle et une musculature puissante.
D'abord, la rouquine a un mouvement recule, ses épaules enfoncées contre la paroi terreuse du passage secret. Elle fixe la silhouette sombre en sentant son coeur battre à tout rompre. Elle devine vite qu'il ne s'agit pas d'un humain. Mais très rapidement, tandis que la créature s'immobilise, Charlie reconnaît Sasha sous sa forme animale.
— Sasha.. se contente-t-elle de souffler, pourtant toujours sur ses gardes.
L'adolescente fixe la panthère sans bouger, son carnet serrée contre elle, ses jambes recroquevillées, ses joues humides. Lorsqu'il approche, elle coupe sa respiration, l'esprit hanté d'images violentes propulsées par les aveux de l'Ukrainien l'autre soir, puis sa conversation avec Freya. Le contact de la créature lui donne un léger hoquet. Pendant ce qui semble une éternité, Charlie reste figée, le regard porté sur une ombre dansant en face d'elle.
L'animal aussi finit par jeter un œil à l'ombre. La jeune sorcière comprend qu'il n'a pas l'intention de partir et se rappelle leur première rencontre, et la manière dont Sasha était si différent sous les traits de la panthère. Il comprend moins de choses, mais il ressent tout, avait-elle écrit entre les pages de son journal après leur mésaventure dans la forêt interdite.
Lentement, Charlie ouvre le cahier qu'elle tenait contre son torse, et recule de quelques jours. Elle inspire, et commence à lire d'une voix cassée par la peur, et la tristesse. "Samedi 10 février - 9h du soir. Sasha a fait la guerre au front. Est-ce qu'il a tué des gens ? Freya ne veut pas me dire de quoi ils ont parlé dehors. Je ne sais pas s'il pourra encore être ma panthère des cauchemars." Elle renifle et déglutit. L'écriture tremblote à cause de la flamme vacillant courageusement dans la lanterne. Les oreilles du fauve sont tournées vers elle. La rouquine ose un regard hésitant vers lui, mais reprend aussitôt sa lecture. "Dimanche 11 février - 8h40 du soir. J'ai peur de dormir. J'ai rêvé que la panthère était rouge comme le sang. Freya m'a dit que Sasha avait été obligé de rejoindre les Veilleurs de l'Aube pour l'honneur de sa famille, mais que ça ne veut pas dire qu'il voulait faire la guerre. Demain j'irai voir à la bibliothèque ce qu'ils ont sur les Veilleurs de l'Aube. Je n'ai rien dit à Alison quand elle m'a demandé si j'avais vu Sasha, parce qu'Alison a des jugements rapides sur les gens." Les doigts de Charlie suivent les mots qu'elle a tracé et décident parfois d'ignorer certains paragraphes pour se porter sur le suivant. Les bracelets qu'elle porte autour du poignet tintinnabulent doucement alors qu'elle change de page, et reprend sa respiration. "Est-ce que l'armée a forcé Sasha à devenir Animagus ? Les Veilleurs de l'Aube ont l'air horribles. J'ai peur qu'il y ait la guerre en Angleterre, et que je doive aussi rejoindre les combattants, et faire des choses horribles à mon tour." Les bottines de la Serdaigle glissent sur le sol, jusqu'à ce qu'elle puisse tendre ses jambes couvertes d'un pantalon d'uniforme gris foncé.
Emmitouflée dans sa cape, elle affronte la suite de ses pensées, plus sombres les unes que les autres à l'intérieur de ce journal un peu spécial. "C'est bête à dire, mais j'aimerais que la guerre n'existe pas. Je n'arrive pas à imaginer si je devais me battre à 13 ans comme Sasha. Il doit trouver nos problèmes bien idiots à côté de la situation dans son pays. Est-ce que je suis pour la Russie ou pour l'Ukraine ? Je ne sais pas. J'aimerais que tout le monde en sorte vivant." Sur la couverture du cahier, griffonné au crayon à papier "JOURNAL DU MALHEUR" hurle une détresse silencieuse, car jamais Charlie n'expose ces lignes à personne normalement. Chaque soir, elle le cache derrière la reliure épaisse d'un vieux grimoire, semblable à celui qu'elle fabriquera pour l'anniversaire de Basil. "Encore un cauchemar. Mon père est rentré mais il ne se souvenait pas de moi. Puis il devait partir à la guerre. J'ai lu dans un journal archivé à la salle d'études que Les Veilleurs de l'Aube ont torturé des enfants russes qu'ils avaient fait prisonniers. Pourquoi en Histoire de la Magie on n'étudie pas ce qu'il se passe vraiment là-bas ? J'ai vu Sasha aujourd'hui, je crois qu'il m'évite. Je pense que je l'évite aussi. Je déteste être comme ça."
Les ailes d'un insecte bruissent paisiblement dans la taverne formée par l'entrée du tunnel. Charlie replie ses jambes et surveille la panthère qui semble toujours attentive, les yeux fermés mais les oreilles bien tournées vers elle. Elle se demande s'il comprend le moindre mot. Tant pis, décide-t-elle intérieurement, car elle a besoin de sortir ce qui tourne en boucle dans son esprit depuis des jours et des jours. "Freya pense que l'école n'aurait pas accepté des sorciers dangereux, elle m'a demandé d'arrêter de penser à ça, mais c'est impossible ! Si c'est impossible pour moi, ça doit être encore moins possible pour les réfugiés de Poudlard. J'aimerais au moins savoir exactement ce que faisait Sasha, pour ne plus avoir mon imagination qui le voit faire tout ce que je lis dans le journal. Alison dit que je dois arrêter de lire les journaux, mais j'ai envie de savoir. On ne peut pas faire comme si la guerre n'existait pas !" Un soupir s'échappe des lèvres de la troisième année. Elle essuie ses yeux larmoyants et ferme le cahier.
— Je sais pas si comprends trop de choses, ou si je comprends pas assez de choses, mais j'ai l'impression d'être complètement perdue. J'ai l'impression que plein de trucs tournent pas rond, et plein de gens font semblant que tout va bien, mais ça va pas. Ça va pas du tout Sasha, ajoute la benjamine Carter, la voix sanglotante, avant de cacher son visage derrière ses mains.